‘Collision’ (extrait) – A.C. Hello
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‘Collision’ (extrait) – A.C. Hello

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L’air devenait liquide, ruisselait entre mes doigts comme une eau épaisse et bien claire. Je m’enfonçais dans une immobilité de végétal, raide. Plantée sur un trottoir qui surplombait le Boulevard périphérique de Paris, inauguré par ma petite race aux yeux ronds dans les années soixante-dix. Je perdais la notion du temps. Six-mille milliers de millions de millions de cellules à roulettes, déchaînées, filaient vers leurs pavillons de banlieue. La nuit s’entassait derrière les immeubles rouges. Un poison me jutait du coeur. Une saloperie d’odeur de langue coupée. Il pleuvait. J’avais le corps froid, j’entendais craquer ma peau. Je voulais me jeter à la nage dans ce gros cratère, pateauger dans la boue chaude, tumultueuse et blanche des migrations humaines. Je ne pouvais plus m’en passer de cette humanité sur pneus. Sans cesse, sous mes paupières closes, coulait ce torrent épileptique de tripes et de boyaux, puants et honteux. J’y revenais tous les jours. Je dormais sur un banc. Je ne voulais plus revenir chez moi. Alors je dormais sur un banc. C’était dans un parc tranquille, sans danger, c’était l’été. Je n’avais pas trop froid. J’avais décidé de ne plus rentrer chez moi, parce le degré d’abstraction y était devenu tel, que je préférais me shooter tous les jours au Benzène, immobile devant la mer des tacots. Un matin, plantée au-dessus de la gueule du boulevard, ma mâchoire s’ouvrait sur un mot silencieux. Un enfant de pute inconcevable, lumineux. J’avais la bouche grande ouverte, comme une blessure mal recollée. Les passants s’écartaient de moi. Ce mot était la forme de Tout. Il me soudait au monde. Il me creusait sans fin. Je voulais le cracher sur le grand boyau et son émouvante, grandiose mentalité d’autoroute. Je perdais l’équilibre. Je tombais. Je tentais de basculer une dizaine de fois sur le côté droit mais rebondissais sans cesse sur le dos. Je me relevais. La cervelle me coulait par le nez. Je crachais de la bile puis tapais de la tête sur la rambarde gelée. Les jours se mêlaient à n’en faire plus qu’un. Je scrutais les voitures jusqu’à en devenir aveugle. Je n’avais aucune idée de l’heure. Je devais revenir chez moi pour me laver. J’avais décidé de reculer ce moment, jusqu’à ce que je pue trop. Je marchais vite le long des murs, montais lentement l’escalier, j’entrais dans l’appartement. La porte grinçait. Il me guettait dans l’ombre, accoudé à la table de la cuisine. Sa gueule sinistre et maussade, plantait ses deux yeux noirs dans les miens comme deux poings. Il se dévissait de sa chaise, m’attrapait par la gorge, mon crâne rebondissait contre le mur. — T’ÉTAIS OÙ SALE CONNE ? QU‘EST-CE QUE T’AS, POURQUOI T’AS LA BOUCHE OUVERTE ? C’EST QUOI TON PROBLÈME ? T’AS DE L’ARGENT ? T’AS DE L’ARGENT ? Ses petites dents glacées claquaient dans l’air. ÇA VA PAS DE ME LAISSER COMME ÇA ? UNE SEMAINE T’AS DISPARU ! T’ÉTAIS OÙ ? Je levais le bras, me protégeais du coude, glissais contre le mur, repliais mes genoux contre mon ventre. Il me frappait, finissait par s’endormir. J’avais le cœur solide. Je mangeais, les narines collées de sang. Je grimpais sur une chaise et déterrais une bouteille de whisky d’un placard. Puis je partais dans la nuit. Bien vite je me retrouvais enfoncée à la verticale dans le ciment, au-dessus du périphérique. Je me tordais comme une mauvaise herbe, les mains crispées sur la rambarde. ll faisait nuit. Je m’affaissais progressivement en tailleur. Le flot des voitures tarissait. Six-mille milliers de millions de millions de cellules à roulettes, prises de peur panique : s’en aller ailleurs, recommencer sa vie, s’abattre dans un coin perdu, se hâter de faire des enfants dans un demi-jour verdâtre puis tomber mort. L’autoroute s’imprimait dans ma viande. Je ricanais et sortais de mon sac la bouteille de whisky. Je buvais au goulot. Ma mâchoire sonnait. Les voitures bougeaient, troubles, au fond de l’eau. Je buvais encore quelques gorgées. J’essuyais ma bouche de la manche, en pensant férocement, fixement, à cette surface plate et pâle, au centre de mon appartement, cette illusion collée sur le réel. Et au centre de cette surface, deux lèvres, un nez, un menton. Un système puissant de lignes courbes et irrégulières, avachies, tout en ondulations. Un cauchemar fou. Ça me faisait vomir rien que de l’imaginer. Cette figure humaine.

Le courant m’avait déplacée dans la nuit. Je me réveillais sur les marches d’un magasin d’articles de sport. Le Parc des Princes se tordait comme une méduse dans le brouillard. Un gros vers gris s’approchait de moi. — Bonjour, excusez-moi ? Un gros vers gris dont l’abominable désir, persistant, de plaire me bourrait la peau. Je fixais mes yeux sur la méduse. L’enfant de pute flottait entre mes lèvres. Le gros vers gris, une bourgeoise autoritaire que j’aurais bien giflée, gémissait : — Ça fait plusieurs fois que je vous vois là sur le trottoir, excusez-moi, mais êtes-vous SDF ? Mes yeux se dilataient de stupeur. Elle me tendait la main. Je lui tendais une racine sèche qu’elle broyait : — Vous avez beaucoup souffert, beaucoup beaucoup souffert, JE LE SENS. Venez chez moi, je vous invite à dîner. J’habite pas loin. Ses longs nichons claquaient dans le vent. Mes yeux restaient fixés sur la méduse. J’étais pétrifiée. — Vous venez ? La grosse barrique lugubre me semblait tout écraser autour d’elle. Tout s’écroulait, l’enfant de pute miaulait et j’haletais, je perdais mon souffle. — Vous venez ? J’enlevais ma cigarette de ma bouche, je la regardais. — Allez ! Venez ! Elle souriait. Cette femme avait les commissures huilées de salive quand elle me parlait. Il y avait du sang sur ses dents. La haine plissait le tour de ses yeux. — Mais dites quelque chose ! Qu’est-ce qui vous arrive ? Je lui répondais : — Comme si une chose grave, comme si une chose grave, comme si une chose grave, c’est comme si c’était fait, comme si une chose grave, c’est comme si c’était fait, comme si une chose grave, mais je ne distingue absolument rien, ne sachant que faire, trouble, ne sachant que faire, c’est comme si c’était fait, comme si une chose grave, par moments je dévale des pentes le bras agité, je me lève comme un brouillard avec lenteur et rien n’apparaît, coupée, fichue comme si une chose grave, avec cette conscience d’une frontière, d’une tête, d’une balle, devant mon nez plein de mouches, pourquoi perdre la raison comme si une chose grave, comme si une chose grave, je ne cesse de croître, je me mets debout, je revis surtout, ça me ramène violemment par terre, je suis dingue, je vais y rester, je ne peux pas tenir en place et c’est pénible à la longue, cette curiosité fébrile, anxieuse, arrondie, qui est un aliment, qui ouvre le feu ou pousse des hurlements de douleur comme si une chose grave, comme si une chose grave emportée par une folie subite, et coup sur coup j’ai gueulé, plusieurs fois, couchée sur le trottoir, ça ne cessera jamais cette distance, l’air, l’horizon vide, c’est exaspérant. Du coup je ne parle plus. Moins. Plus du tout. Un silence, d’une précision de machine. Réellement insoucieux. Coup sur coup trois femmes aux grands beaux yeux hurlent. A klog is mir. Puis un petit enfant. A klog is mir. Les jeunes soldats se soulagent dans les balles, ça leur rend leur courage. Suivies de petites traînées de poussières, délicates. Partis d’eux-mêmes. Partis d’eux-mêmes ils sont. Comme des pierres sous une pluie lente.Je ne dors plus la nuit. Ça flambe. Des chocs de bêtes, l’insomnie peureuse. Brusquement l’absolu silence. Des gens qui se fâchent et tournent sur le trottoir humide. Je me réveille. Ainsi le matin, entrouverte. Puis, plus un bruit. Je frappe, je frappe avec ma tête, je frappe la mer avec ma tête. Qui est là, personne. Je frappe le sol si violemment que j’en ai peur. La richesse intérieure de notre humanité souple et ronde qui est là personne. J’enserre mon cou de mes mains, personne, j’écoute le bruit des jours : lève-toi. Je le frappe avec ma tête, je le frappe le rosse avec ma tête, je frappe en silence les dents serrées comme un atome, Salaam, l’enfant noir frappe à la porte claire, Salaam, a klog iz mir jusqu’au rouge qui grossit, enfle, triomphe des paupières qui se frappent l’une contre l’autre, l’une contre l’autre comme on se frappe tête aux murs. Je suis l’enfant à tout faire assis tout seul, qui frappe fripe galope grappe grimpe grippe groupe happe une balle perdue. La lumière vertigineuse tape du poing sur l’obus. Ouvert à la vie, je suis ouvert à la vie, tandis que la lumière s’enfonce dans ma chair, mange des taupes, frappe des chiens, laisse des traces noires dans ma rétine de papillon. Parfois mon visage se creuse comme une falaise et je casse un rayon. Nous continuons d’aimer, nous continuons d’aimer, et bientôt je serais dispersée, décimée, les yeux ouverts écroulée dans la boue, Salaam, un pied se lèvera et me frappera la tempe.