« Farida Belkacem » – Ivar Ch’Vavar
Titre

« Farida Belkacem » – Ivar Ch’Vavar

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Farida Belkacem, née en Petite Kabylie en 1973, vint étudier le droit et la sociologie à Amiens en 1992. Elle épouse quelques années plus tard le docteur Frédéric Bellet, beaucoup plus âgé qu’elle, dont elle aura deux enfants. À la suite d’une plainte de plusieurs patientes (le docteur Bellet, proctologue, aurait « exagéré »), le couple décide de quitter la région et s’établit à Narbonne. Farida soutient de toutes ses forces son mari, qui n’a pas tardé à tomber gra-vement malade. Quand il meurt, en 2006, elle ramène ses cendres à Amiens et retrouve sa propre famille. De plus en plus, elle s’engage dans la vie associative, et, parallèlement, elle a commencé à écrire. Après une grave dépression et un court séjour en H.P., elle publie en 2011, grâce au soutien de Vincent Guillier, grand défenseur de la poésie et son ami, la plaquette Tiare d’obsidienne, où nous avons choisi trois poèmes.

Farida Belkacem

Mémoriel

Filets, nasses de sang sur les grandes barres grises
de la cité. Des fumées s’y mêlent, pressées d’emballer
leur départ dans leur propre arrivée.
Les filets pendent, les fumées roulent.
Le sang est celui du crépuscule. Les fumées, comme
« rapportées » — d’un autre temps ? Peut-être.
Le long des rues filent de longs cris
de rage, d’une rage amie (mais qui reste à réconcilier).
Ils filent comme les lumières des voitures
Et des bus, tout à l’heure fileront enragées.
Tant de débris dans la cité, toujours de vieux
restes de maisons ouvrières et de quelques tristes pavillons
des années 60 et 70 sinistres, se fragmentent et tombent.
Et toujours les déchets, vieux papiers, grands cartons,
sacs de plastique, et autres, roulent et volent
dans le vent canin qui va et qui vient.
Qui se venge de qui ? personne. Souvent les résidents
rentrent s’enfermer chez eux au retour du travail
et dans le braillement des chaînes africaines
s’affalent au milieu de leurs enfants. Ils parleraient
encore à leurs voisins mais se sont fatigués de le faire
et quand on les questionne sur ce point leur réponse
tombe sans conviction de leurs lèvres violettes
qu’ils sont lassés de toujours sucer les mêmes mots.
Ils ne demandent pas même que périssent
les princes de ce monde, financiers, industriels, et les
politiciens, tout premier rang de leurs valets.
Ni leurs complices gras aux doigts des organes de la
presse, des télévisions, comme aussi des prétoires et des
préfectures et tribunaux, ou les hauts pontes assoiffés
d’or, de pouvoir et de sexe des cliniques et des hôpitaux,
ou de grands cabinets médicaux. Je ne comprenais pas
toujours leur fatalisme et j’aurais bien des fois aimé
les tirer par les angles, les plis de leurs vêtements – et
les tirer au moins déjà vers leurs fenêtres, avec mes cris
de chauve-souris et le battement affolé de mes ailes !
Fenêtres ouvertes sur la cité, comment pouvoir rester affalé
comme eux qui sont des pères de famille, retour des travaux
où ils ont été utiles et responsables, même si on leur dit
aujourd’hui que leur travail c’est un cadeau qu’on leur fait.
On voudrait que courent sur la ville bourgeoise vue d’ici,
des hauts des cités, ô ! que courent flammes, voitures chargés
de gamins brandissant les kalachnikovs, et en riant ils tirent
sans pourtant chercher à faire de victimes, car, même dans
ce moment de joie, qui cherche à se partager avec le plus
de monde possible, même le keuf serait d’abord un frère et
même le feuj, surtout si il est sépharade. – De fait, tous nous
sommes frères, il n’y a de salauds intégraux que très haut
dans la pyramide sociale. Ô ! il faudrait pourtant que tout
tourne dans une énorme spirale, un tourbillon bouillonnant
de l’ardeur et de la sainte charité des révolutions. Que tout
soit brassé à courir à l’abîme rectal de l’Histoire et se métisse
en une étreinte déjà blessée à mort par sa propre effusion
de ce qu’elle doit lâcher cette chair qu’elle serre avec, ô !
tant de fraternité qui vous mange le ventre, comme quand
le grand frère emporté avec sa sœur à rouler dans l’amour
sait avec larmes qu’il lui revient de ne jamais y céder −.
Que croulent vers le cœur brasillant, dans les bras flaques
de la svatiska de la grande galaxie, que croulent comme
sur un plan qui s’incline les plats de la cuisine, puis les
maisons des hommes, barres des cités, jusqu’aux longs
champs de la Picardie, aux forêts couchées sur l’horizon.
Les états et les républiques se bousculeront et basculeront,
ô frères vrais ou faux, c’est tous, jusqu’au dernier tréfonds
de nos cœurs ardents – que nous acquiesceront.


Pleurer, dit-elle

Colloïdes suspensoïdes : classe de colloïdes (dits irréversibles) qui, après évaporation de la suspension colloïdale, ne reprennent pas l’état colloïdal quand ils se trouvent de nouveau au contact du liquide.
(Grand Robert)

Elle se tient là dans une brume

où le chant des oiseaux ne peut entrer

où les bêtes ne pénètrent que

sans leurs yeux ni leur souffle

où les gens de bonne volonté

se sont comme dissipés

où le vert des bois et des prés

s’est perdu dans une teinte brunâtre

et où les lèvres sont altérées

soif et buée de la bouche.

Le souvenir des alcools s’enfonce

lourdement glauque et mordoré

dans un passé qui se remontre

dans la somme des angles morts

du triangle rectangle de mon idiotie.

Aubergiste de l’horizon

tu sais quelles tempêtes viendront

on se noie dans un étroit

fossé, on court sous des arcades

et sur des rails où plus jamais

ne passe un convoi, même

aveugle et tout entortillé

des fumées de sa locomotive.

L’eau noire et pourtant lustrale

dévale en pure perte des forêts

la glace pend au ciel telle un lustre

un grand lustre noir, et nous

Mes sœurs comme suspendues

dans la saison indécise – nous

pleurons, un poing sur la bouche.


L’aube ouvrière

Pour Vincent.

Très tôt, toute saison égale,
les ouvriers partent au travail.
Amour sans joie, sommeil mal pétri
telle fut leur nuit. Et encore
Traîne dès la sortie de l’immeuble
l’ignoble odeur de la misère.
Ils partent vers l’usine énorme
au-dessus de laquelle tourbillonne
le haut panache des fumées.
Le soleil s’arrache du triste champ
avec un bruit obscène (décollation*)
qui par chance reste virtuel.
Par chance ? si vous l’entendiez
sans doute vous vous insurgeriez
vers vous je dirigerai l’énergie
et la fureur des vengeances
pour que vos forces aillent à la
guerre et au bain dans le sang
du dragon du Capitalisme.
Ô ! rien qu’à vous y vautrer
la langue de la poésie
vous allez l’entendre et vous
allez la parler, comme si
dans la saison indécise – nous
elle ne s’était jamais obscurcie.

* Parce que je dédie ce poème à mon ami Vincent, qui est un Perceval, un garçon très pur – j’ai préféré écarter une autre métaphore.