‘Les trois âges’ – Sandrine Bachelet
Titre

‘Les trois âges’ – Sandrine Bachelet

description

L’enfance

Les têtes suintent, elles chuintent. Quand elles sentent, elles chantent.
Mais avant, l’enfance est rouge. Oh, elle se tient bien campée sur ses
talons, pliant un peu les genoux. La jupe de jute, et qui sent un peu
trop fort le jute1 (justement) devant les soleils couchés (plutôt que
couchants, devant des horizons déjà lie-de-vin dans le soir toujours
trop vite ensaché (la jupe s’arrête juste au dessus du genou ou alors
juste au-dessous, mais jamais sur le genou, jamais alors sur la rotule
même (ou sur l’autre rotule, alors de même). La fillette a le visage
barbouillé par quelque chose de sale dans le passé (c’est bien anté
rieur à sa naissance) et ses yeux n’arrêtent pas de bouger : si elle est
du côté rouge (là j’enrage) de la pomme d’elle-même, elle lorgne, elle
force ses yeux vers le côté vert. Le vert arrondi rutile sans excès, tel
que comme quand on se rappellerait un ciel de fin d’après-midis
sur lui : c’est un vert tendre. Pourtant si la fillette est sur ce côté vert,
plus sévère elle est à lorgner — zyeuter alors vraiment dans l’angle
lacrymal jusqu’à perdre un pépin de son œil vers le côté rouge de la
pomme d’elle-même. Elle est impatiente, tendue ; et alors bien se
campe, tordue : impatiente, elle sait… Elle se cale et carre dans le
temps carré et dans l’espace décalé (dans ce temps), couches de lie-
de-vin sur l’horizon, pli du creux poplité. Si la tête est blette avant
de savoir la tête de quoi, verse un sac de blé dessus, fillette et secoue-
le, qu’il ne reste pas le moindre grain pris dans l’ourlet du fond. Et
le vent, le vent de vêpres vient comme pour vanner, mais peau de
balle ! Et s’il bisse, vent-bise, ça n’en est que plus vite que le monde
tournera bis. Alors la jeunesse rentre à catoire2. Mais quelques pas
à sa suite, pressés, trouvent après une velléité d’écho, dans la salle
encore floue, cette brèche, droit devant — comme dans une haie ou
dans un mur de nuées. Et à la franchir on est emportées. Mais il
est encore temps de faire comme si on n’avait rien vu : il faut
que le buste pivote un peu dans l’élan même de la marche et que
l’épaule, de l’une et de toutes (fillettes), vienne avec la couleur
du tricot dessus et la sensation de la laine, arrondir l’axe, et l’on
se cambrera pour se freiner, on creusera les reins avec les coudes
tirés en arrière, hardiment chevelues dans l’enfance acéphale —

Adulte

On tourne dans la nacre de soi. Dans le trou en spirale de soi.
Dans le miroir au bout du bras de soi. Dans le fond du puits de
l’introuvable vérité de soi. Dans la soie du vertige de soi. Aussi
dans la poussée hors de soi des petits seins de soi, dans la néga
tion, peut-être complaisante de soi, dans la sortie, inattendue,
de soi – dans la clameur subite de la ville, vite
refermée.
La voisine était une adulte, pas nos mères.
Elle criait dans son enfer, qui ne se refermait pas
hors d’elle. (Elle aurait été là, son chignon se défaisait, ses yeux
étaient fervents l’enfer se serait fermé, clac, en dehors d’elle, mais
non.) Ses seins avaient beaucoup poussé, on pouvait croire
qu’ils poussaient toujours. On comprenait trop bien ce qu’elle
criait, on s’empressait de l’oublier, de croire, de claquer
là-dessus la trappe du croire qu’on n’avait rien compris.
Elle pouvait être blonde ou brune et les jours et les nuits
étaient son enfer –. Un jour elle sortit nue sur le trottoir
devant l’immeuble3. Il y avait un brouillard plus épais
sur la ville qu’on n’en a plus jamais vu. Sur la rue,
devant l’immeuble — un bras sans manche sortit
du brouillard (qui bouillait, presque). La voisine
marchait sur sa jupe et son chemisier jetés à terre, elle
tenait encore ses bas au bout de ses doigt. Ça chantait
au loin, comme une bouilloire, un sifflement inhumain ;
comme une foule revenue à l’unité
d’une seule personne, perdue (partie, en tout cas).

Anciennes

Leur respiration se retient. La lumière du jour
survit comme un pan biais vu en coin. Et dans le coin
de leur œil — ce biais est un déclin.
Un biais doux ! mais une pente fatale, et encore
une pente étroite. Regarde le trou de la serrure, le
jour qui passe par le trou de la serrure, ou alors
par l’espace sous la porte – oui, le jour est là aussi.
Et lui aussi regarde au ras, dessous, et il frémit
dans le souffle des interstices. Saperlipopette, crénom !
le temps leur met un labret ; aigre la salive
glisse en un long fil aux commissures rabaissées
de leurs lèvres, et elles reniflent, elles se torchent
une narine avec la peau si fine du dos d’une main.
Mais une quinte rauque les secouerait aussi bien.
Elles claquent la langue et se tournent les pouces, et
pivotant de l’œil vers le haut elles rêvent
à des pendouillements ou caisses
que nous en savons ?

1 Ce thème de la « jupe de jute », en réalité assez étrange, revient fréquemment dans la production poétique de l’auteur.
2 À la maison (picardisme ; litt. : « à la ruche »).
3 « L’immeuble » est récurrent dans l’œuvre. Pour le poète, c’est celui qu’elle habita avec ses parents à Lille jusqu’à sa neuvième année.